La transformation écologique de l’hôpital : l’expérience du CHU de Bordeaux
La prise en compte des questions écologiques a connu plusieurs périodes successives à l’hôpital ces dernières années. Dès les années 2000, 10 ans après la déclaration de Rio, quelques établissements pionniers ont commencé à intégrer des missions et des projets de développement durable, par conviction ou pour répondre aux obligations légales. Progressivement, les démarches qualifiées de RSE (responsabilité sociétale des établissements) se sont développées et sont devenues courantes. Aujourd’hui, la prise en compte et l’affichage d’une action de transition écologique sont quasiment obligatoires.
Cette évolution est sans-doute le résultat d’une prise de conscience de la nécessité d’agir plus fortement pour répondre à l’accélération des crises environnementales. Pour autant, les actions mises en œuvre restent trop souvent marginales, en concurrence avec des considérations dictées par le court terme et encore trop dépendantes de l’engagement de certaines personnes. Désormais, pour aller plus loin et être à la hauteur de l’urgence environnementale, se pose la question de mettre ces enjeux au cœur du projet de l’hôpital et de mener une véritable transformation écologique du système de santé.
Depuis bientôt 4 ans, et la publication de son dernier projet d’établissement, le CHU de Bordeaux a pris la décision d’accélérer sa transformation écologique et d’en faire une véritable priorité stratégique. Pierre après pierre, de projets en expérimentations, grâce à la mobilisation de nombreux professionnels de tous les métiers, le CHU essaye de tracer une nouvelle voie et de se transformer en profondeur et dans la durée.
La démarche est bien-sûr loin d’être aboutie et a ses limites mais et article est pour nous l’occasion de dresser un premier bilan et de partager l’expérience de cette aventure collective de la transformation écologique.
Un projet de transformation écologique au cœur de la stratégie du CHU
En 2020, lorsque le CHU de Bordeaux doit élaborer son nouveau projet d’établissement, toutes les preuves scientifiques sont accessibles et l’évidence ne peut plus être niée : les crises environnementales représentent la principale menace pour la santé publique, elles mettent en danger la pérennité de notre système de santé et celui-ci est directement responsable de pollutions qui contribuent à nous faire sortir des limites planétaires.
Face à ce constat connu et qui interpelle tous les acteurs de la santé publique, le CHU de Bordeaux décide, après un travail participatif et pluri professionnel, de faire de l’écologie une des neuf priorités de son projet d’établissement et passe de l’idée de « développement durable » à celle de « transformation écologique ».
La tâche est immense car il faut à la fois transformer la structure de l’hôpital et repenser tous les gestes du quotidien (des soins de base prodigués aux patients, aux prescriptions médicales, en passant par la gestion des matériels, …).
La conjugaison d’une planification structurée et d’une action de terrain
L’ambition stratégique doit pouvoir se traduire en une transformation réelle et un plan d’action pour y parvenir. La finalité d’une transformation à l’hôpital et la mobilisation des professionnels de santé doivent être guidés par une vision et des objectifs de santé publique.
Il est donc nécessaire de mettre au cœur de l’action les sujets qui concilient les objectifs écologiques et ceux de santé publique : éco soins, pertinence des soins, prévention, santé environnementale… De plus il est indispensable de s’appuyer sur le savoir-faire et les idées des personnes « qui font », les professionnels eux-mêmes, les mieux placés pour repenser leurs gestes du quotidien et les rendre plus sobres.
La transformation écologique ne peut pas être vue comme un enjeu technocratique, dirigée par le haut et qui impose de nouvelles contraintes aux professionnels dans les services. Au contraire, il s’agit de redonner du sens, du pouvoir d’agir et de travailler avec les professionnels pour concilier les impératifs de sécurité des soins, de santé publique et de protection de l’environnement.
Ce double niveau d’action s’est concrétisé par l’adoption d’une feuille de route de plus de 130 actions, sur tous les sujets (énergie, mobilité, alimentation, formation, gouvernance, santé publique…), et l’expérimentation des « Unités durables » pour agir depuis les services. Le pari était de conjuguer une action planificatrice avec une action de terrain et de santé publique pour engager une transformation écologique de l’hôpital en profondeur et dans la durée. Le concept des Unités durables donne un cadre à l’action des professionnels des services tout en permettant une cohérence à l’échelle de l’établissement.
L’expérimentation et le déploiement des Unités durables
Le projet des « Unités durables » est venu du besoin de mettre en adéquation la politique d’engagement du CHU et la demande de professionnels « dispersés » mais déjà actifs sur le terrain et prêts à faire évoluer leurs pratiques pour un Hôpital plus écologique.
L’objectif était aussi de mieux intégrer la transformation écologique au cœur du fonctionnement des services et des unités[1]. C’est ainsi qu’est né le Guide des Unités durables, créé par une cinquantaine de professionnels du CHU de Bordeaux, issus de 8 unités pilotes, réunis régulièrement en groupe projet pendant 15 mois. Ce guide découpé en 7 thématiques[2] fournit aux équipes quelques conseils pour se lancer dans la démarche et propose les premières actions inspirantes sous forme de fiches pratiques décrivant pas-à-pas la mise en place d’une action spécifique (ex : comment optimiser la consommation de gants à usage unique, proposer une toilette éco-conçue ou réduire à la source les déchets chimiques comme le formol). Des données ou illustrations (ex : données du Shift Project, représentation de l’analyse de cycle de vie (ACV)…) permettent d’apporter des éléments d’acculturation aux professionnels.
Une boîte à outils, disponible sur l’intranet du CHU, apporte les éléments nécessaires pour -rapidement -mettre en œuvre les actions, dans un objectif de mutualisation inter équipes. C’est ainsi que les professionnels ont accès par exemple au diaporama animé de la gestion des Déchets d’Activité de Soins selon les préconisations actualisées du CHU, une foire aux questions et des affiches, ces outils pouvant être utilisés librement par toute unité souhaitant engager une dynamique sur ce sujet.
Depuis mai 2022, date de son lancement, le dispositif s’est peu à peu enrichi :
- Une formation, interactive permet de faire monter en compétences les référents des futures « Unités durables »[3] et de les outiller dans leur quotidien pour structurer la démarche : mobilisation de l’équipe, choix des actions à mettre en œuvre, élaboration du tableau de bord de l’unité et évaluation de l’impact des actions.
- La labélisation permet aux équipes de mesurer le chemin parcouru, célébrer le travail effectué, et diffuser les bonnes pratiques. Elle s’effectue lors d’une visite de l’unité par un trinôme de pairs de l’établissement. C’est l’occasion d’échanges d’expériences, de décloisonnement et de coopération.
- les outils d’évaluation simplifiée des impacts des actions menées permettent aux professionnels de l’unité d’appréhender de façon simple, les bénéfices attendus ou avérés des actions en terme environnemental (et pas seulement des gaz à effet de serre) mais également économique et social.
- le kit méthodologique décrit les différentes étapes de progression pour l’établissement, l’équipe de pilotage du dispositif mais aussi des unités engagées, de leur structuration jusqu’à leur labélisation.
Ainsi, chaque étape du processus est pensée pour favoriser le décloisonnement et la coopération, non seulement entre les différentes professions de l’unité mais aussi entre les services (soins, techniques, support) par le biais d’un réseau d’acteurs référents, ouvrant un champ d’innovation dans les pratiques et les organisations.
Une formation à l’animation du dispositif des Unités durables est proposée depuis avril 2024 pour permettre aux établissements volontaires, publics ou privés, de lancer et animer la démarche en toute autonomie dans leur établissement. C’est d’ailleurs dans un objectif de déploiement en région que l’ARS Nouvelle Aquitaine finance un chargé de mission sur 2 ans pour engager dans la démarche une vingtaine d’établissements en région.
Enfin, le dispositif des Unités durables est aujourd’hui intégré dans la boite à outils CAP hôpital durable pour Comprendre, Agir, Partager l’hôpital durable, aux côtés de l’outil de formation « Plan Health Faire® »[4] et l’Agenda 2030[5]. Nommé dans la feuille de route nationale de la planification écologique, CAP hôpital durable offre 3 outils opérationnels et complémentaires pour permettre aux établissements de s’engager afin d’atténuer leur impact sur l’environnement, tout en garantissant la qualité et la sécurité des soins.
L’adaptation de la gouvernance et des outils mobilisés pour soutenir la transformation écologique
La poursuite dans la durée d’objectifs ambitieux en matière de transformation écologique implique de repenser la gouvernance de l’hôpital. Sans ce travail pour bien positionner ces enjeux dans la colonne vertébrale de la gouvernance à tous les niveaux de l’organisation, l’écologie pourrait être reléguée au rang des priorités au gré de nouvelles contraintes ou crises, ce qui ne serait pas acceptable vu l’urgence environnementale.
Pour consolider le pilotage de la transformation écologique, le CHU de Bordeaux a rattaché cette fonction au secrétariat général, créé un COPIL de la transformation écologique présidé par le Directeur général et le Président de la CME, désigné un binôme (médecin et cadre) référent de la transformation écologique dans chacun des pôles de l’établissement, intégré cette mission dans le fiche de poste des Chefs de pôle et des Chefs de service (demain dans celle des cadres), donné un objectif à tous les directeurs dans leur évaluation, positionné la transformation écologique en critère obligatoire des nouveaux contrats de pôle et élaboré un tableau de pilotage avec les indicateurs de suivi de l’avancement de la transformation écologique du CHU.
En outre, la démarche des Unités durables et le travail de co construction en intelligence collective, qui en est à l’origine, peuvent être considérés comme un modèle possible de transformation de l’Hôpital. En effet, les outils proposés très opérationnels et l’accompagnement permettent aux équipes d’élaborer leur propre démarche de changement avec des solutions pertinentes et pragmatiques. Ce processus est un gage d’efficacité et d’attractivité en redonnant du sens à l’action au sein d’un collectif engagé pour la santé et l’environnement.
Une démarche encore inaboutie avec des fragilités
Si cette transformation des pratiques s’avère à la fois indispensable et vertueuse pour les établissements, elle reste difficile à mettre en œuvre, à Bordeaux et ailleurs, et ce pour différentes raisons :
- le manque de sensibilisation des acteurs avec un engagement très hétérogène selon les hôpitaux et trop souvent dépendant de la motivation de quelques professionnels,
- jusqu’à peu, le manque d’outils : ceci est en train de changer avec des établissements très actifs, qui ont été force de proposition. La feuille de route nationale, le développement d’outils mis à disposition par l’ANAP (telle que la mise à disposition des recommandations de bonnes pratiques sur le site anap.fr) et l’engagement progressif des ARS, accélèrent la dynamique, avec un souci de mutualisation remarquable dans ce domaine.
Demeurent aujourd’hui le manque de temps et de budget dévolus à ces missions, rendant difficile l’engagement des professionnels, déjà pris par la réalisation de leurs missions de « base ». Il faut aujourd’hui être lucide sur le fait que l’adaptation de l’hôpital aux conséquences des crises est encore trop lente et pas assez ambitieuse. Par ailleurs, son fonctionnement et ses activités le placent toujours en dehors des limites planétaires, ce qui pose la question de la viabilité de ce système qui contribue lui-même à ses propres difficultés en accentuant les crises environnementales et donc de santé publique…
Pour tous ces freins, il existe pourtant des réponses et des expériences pragmatiques qui gagneraient à s’étendre et à être plus fortement soutenues.
De nouveaux territoires à explorer
Au CHU de Bordeaux, la dynamique doit se consolider et se poursuivre. Malgré des résultats déjà probants, une forte mobilisation et un travail de structuration de l’organisation, la transformation écologique n’en est qu’à ses prémices. Il existe encore beaucoup de blocages à dépasser et de nouveaux territoires à explorer.
La formation des professionnels reste toujours une priorité pour intégrer la dimension « écologique » dans toutes les pratiques en santé. Le chantier est donc considérable car il faut former les professionnels en poste, mais aussi intégrer cette thématique dans les formations initiales de toutes les professions de santé. Une dynamique se met en place depuis 2 ans avec l’intégration d’UE spécifiques dans les universités, la formation des trios de GHT par l’ANAP ou des directeurs de centre de formations paramédicales… A Bordeaux nous poursuivons le déploiement de l’offre de formation sur les Unités durables et les sensibilisations par la Fresque du climat. Ces compétences devront ensuite être mieux valorisées et recherchées dans les recrutements, que ce soit chez les soignants, les techniciens ou les directeurs.
L’évaluation des impacts représente un autre enjeu majeur. Il s’agit par exemple de montrer que l’optimisation de l’utilisation des gants à usage unique permet non seulement de réduire l’impact environnemental (impact carbone, consommation de ressources, …) mais génère aussi des économies (réduction des coûts d’achat et de traitement des déchets).
Cette évaluation est aujourd’hui indispensable pour pérenniser les actions menées, diffuser l’engagement au sein des établissements et envisager une budgétisation à la hauteur des bénéfices engendrés par la dynamique. La mise en place d’intéressements financiers contribuerait à reconnaître l’efficacité de ces actions et à encourager des cycles vertueux au sein de l’hôpital.
La transformation écologique peut aussi devenir un secteur d’excellence et d’innovation. Le besoin de réfléchir de nouvelles organisations et des parcours de soins plus sobres, de trouver des réponses à des défis technologiques et la nécessité de concilier des objectifs de sécurité des soins, de santé publique et de sobriété nous poussent à innover dans tous les domaines. Le CHU de Bordeaux a lancé un groupe dédié à la recherche en transformation écologique, des projets de recherche ont été déposés et l’édition 2024 du colloque « BDX écologie et santé » sera consacrée à la recherche et à l’innovation. Les approches du design et les innovations organisationnelles seront aussi des contributions importantes pour atteindre nos objectifs.
Les salariés mobilisés expriment une grande satisfaction en lien avec le travail de décloisonnement (entre les équipes, les professions, les salariés et la direction), la place laissée à la créativité et le sens retrouvé dans leurs actes du quotidien. Il faut impérativement s’appuyer sur cette énergie positive et accepter que des projets peuvent être conduits avec une plus forte autonomie et de la transversalité. Au-final la transformation écologique ne doit plus être un axe à part ou une fonction dans un coin de l’organigramme mais un projet collectif porteur de sens, central dans la stratégie de transformation des hôpitaux et qui renouvelle la vision que nous avons de la santé publique.
Docteure Noëlle Bernard
Médecin hospitalier
Co-pilote du groupe transformation écologique
Raphaël Yven
Ex Secrétaire général et directeur de la transformation écologique du CHU de Bordeaux
Directeur du Groupe hospitalier Centre-Bretagne
[1] L’unité se définit comme une unité fonctionnelle (de soin, de support ou administrative) qui peut correspondre à un service, un bloc opératoire, une plateforme mutualisée, voire une direction fonctionnelle.
[2] 1- Gouvernance, 2- Soins durables/Eco soins, 3- Santé environnement, 4- Economie circulaire, 5- Eau et énergie, 6- Sobriété numérique, 7-Mobilité, promotion de la santé et qualité de vie au travail
[3] Formation ouverte aux unités qui souhaitent s’engager c’est-à-dire dont les encadrants -cadre de santé et médecin par exemple- sont prêts à soutenir l’équipe et les futurs référents dans la démarche de transformation). Les référents s’inscrivent en binômes pluri professionnels (ex médecin/ infirmière ou aide-soignante/ technicienne de laboratoire ou cadre). Cette formation des référent.es des Unités durables est reconnue dans le cadre du développement professionnel continu (Certification Qualiopi)
[4] Plan Health faire® est porté par le CHU de Poitiers, le Centre national de la recherche scientifique, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, et l’OMEDIT Île-de-France et l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris
[5] L’Agenda 2030, conçu par le CH de Niort, permet de structurer la démarche de transformation écologique